L’écriture sur la mort peut paraître bien abrupte. En tout cas, austère. Et à éviter. En effet, à une époque où la mort fait peur et où on voudrait la cacher le plus possible, on peut se demander à quoi sert d’écrire sur la mort. Quel lectorat cela peut-il vraiment intéresser ? Quand on écrit sur la mort n’écrit on pas finalement pour soi-même ? Et uniquement pour soi-même ? Comme on peut l’imaginer la question est un peu plus complexe. D’ailleurs, le fait que l’écriture sur la mort suscite depuis très longtemps, et encore aujourd’hui, des textes d’auteurs consacrés souligne combien elle correspond à de multiples besoins. Est irremplaçable. De sorte qu’examiner ces besoins, en définir les différentes fonctions, suivre les différentes manières dont ils sont satisfaits constituent un indéniable soutien pour ceux qui se lancent dans une telle écriture.
Les quatre grandes fonctions de l’écriture sur la mort
Saisir l’absence
Dans son tout dernier livre, « Baumgartner, Paul Auster (1947-2024) le plus français des auteurs américains, récemment décédé, où il revient par petites touches impressionnistes sur l’amour inconditionnel qui a lié son personnage principal à son épouse Anna, morte accidentellement et double littéraire de sa propre femme, toujours en vie, décrit de manière lumineuse ce que saisir l’absence peut vouloir dire.
En bon écrivain, cheminant d’un fait divers, la perte de deux doigts, malencontreusement sectionnés, d’un artisan familier de Baumgartner et après avoir lu un certain nombre de recensions médicales sur les douloureux traumatismes post amputation, il lui fait dire que le syndrome du membre fantôme est :
Le trope que Baumgartner cherchait depuis la mort soudaine, inattendue d’Anna dix ans plus tôt, analogie s’imposant comme la plus persuasive pour décrire ce qui lui est arrivé (…) A présent, il est un moignon humain, un demi homme ayant perdu la moitié de lui-même, et, oui, les membres manquants sont toujours là, ils lui font toujours mal, au point qu’il a l’impression parfois que son corps est sur le point de prendre feu et de se consumer sur place.
Qu’ajouter de plus à ce que l’art littéraire a si bien rendu compte sur ce moment si particulier et si commun ?
Manifester le deuil
Raison pour laquelle, depuis la nuit des temps, la mort s’inscrit toujours dans un rituel. C’est la meilleure façon pour les endeuillés de commencer à reprendre pied. Mais comment faire ? En général, manifester le deuil se fait deux temps et la littérature, ou plus simplement, l’écrit, y tient une grande place.
Avec des écrits intimes
Le premier est intime. Il correspond à cet instant inévitable de sidération qui suit l’annonce du décès d’un proche. Ecrire, s’adresser à celui ou à celle qui n’est plus, pour lui dire combien on l’aimait et combien elle nous manque aide à mieux accepter l’inacceptable. Ecrire, c’est encore faire vivre. Et c’est peut-être, aussi, un peu guérir.
Avec des écrits partagés
Le deuxième est partagé. C’est ce qu’on dit, aujourd’hui, face à une assemblée pour ressusciter momentanément le défunt par l’évocation des souvenirs égrenés au fur et à mesure du défilé de ceux qui l’ont connu. Les propos sont, pour la plupart, écrits.
Seule façon de ne pas être totalement paralysé par l’émotion qui ne peut manquer d’étreindre celui ou celle à qui la parole est donnée. Notons que dans beaucoup de cérémonies contemporaines, la tendance est, par facilité ou par méconnaissance de ce qu’il convient de faire, d’où l’intérêt de lire les écrits de ceux qui sont passés par là, la tendance est à la « sous-traitance ».
Celle de quelques morceaux de musique choisis sur une playlist et celle de l’organisateur des pompes funèbres.
A l’époque où le cérémonial des obsèques était encore très codifié, pour tout le monde, l’évocation du défunt était réservé à un seul officiant, le plus à même de le faire revivre dans sa globalité. C’est ce qui a donné les œuvres majestueuses que sont certaines oraisons ou certains éloges funèbres.
Toutes bâties selon la même structure. Parmi les plus célèbres, celles de Bossuet, bien sûr. Par exemple, celle qu’il prononce pour les obsèques d’Henriette, princesse d’Orléans. Mais aussi, plus proches de nous, les éloges funèbres d’André Malraux, pour la panthéonisation de Jean Moulin, ou encore celui d’Emmanuel Macron, pour Johnny Halliday.
Dépasser la mort
Dans son livre, intitulé « Dépasser la mort », au ton très juste, Myriam Watthee-Delmotte écrit suite à l’analyse qu’elle fait d’un personnage du « régiment noir » du romancier Henri Buchau :
Le jeune Pierre assiste à sept ans, seul au chevet de son aïeul, au moment où celui-ci rend l’âme et il en est profondément ébranlé écrit-elle et en suivant elle cite Henri Buchau : Un immense sanglot s’élève de la gorge de l’enfant, réprimé aussitôt par un sec : Ne pleure pas ! Le choc entre les deux mouvements produit un cri, une sorte de rire et de hennissements convulsifs.
Et pour Myriam Wattee-Delmotte, à cet instant :
C’est un enfant qui crie et ce n’en est plus un qui se relève et elle cite encore Henri Buchau : Quand il se relève, il est calme. Ce qu’elle analyse de la manière suivante : Il a vécu dans sa confrontation à l’instant de la mort une initiation qui fait de lui désormais quelqu’un qui sait ce qu’il y a de plus essentiel dans la condition humaine : la mortalité.
Qu’ajouter à cela ? C’est bien à cause de ce caractère essentiel que l’on écrit et que l’on fonde des religions. Et on ne le dépasse qu’en acceptant son inéluctabilité.
Commémorer et héroïser
L’initiation qui accompagne la mort ne se limite pas à cet apprentissage essentiel. Une fois libéré de la peur qu’il suscite inévitablement, il ouvre la voie à l’expérience. Celle dont on peut bénéficier pour mieux vivre. Celle précisément que peut illustrer un défunt dont la vie peut être dite exemplaire. C’est à cette tâche que s’attellent les auteurs de ce qu’on appelle les tombeaux littéraires.
Qu’est qu’un tombeau littéraire ? Les dictionnaires en donnent la définition suivante : Un recueil qui réunit, en général, des textes de plusieurs auteurs pour honorer la mémoire d’un défunt. On parle aussi de tombeau poétique. Il se différencie de l’éloge funèbre en ce sens qu’il appartient plus à l’écrit qu’à l’oral.
Le tombeau de Théophile Gautier, réédité en 2001, par les éditions Honoré Champion, rassemble les textes d’une kirielle d’écrivains illustres du XIXème siècle. On y trouve notamment un grand poème de Victor Hugo, sans doute un de ses plus beaux, et le fameux Toast funèbre de Mallarmé. Mais ils ne sont pas les seuls à avoir ainsi rendu hommage à Théophile Gautier. D’autres auteurs de renom s’y sont également illustrés, et pas des moindres, tels que Banville, France, Heredia, etc. Ils sont 83 au total !
Les différentes modalités de l’écriture sur la mort
D’une manière générale, le thème de la mort traverse pratiquement tous les genres littéraires et vu sous cet angle, ne nécessite aucune intrigue particulière. Naturellement, les principaux comme la poésie, la nouvelle, le récit ou le roman, mais aussi, on y pense moins, la chanson.
Pour un tombeau d’Anatole, de Mallarmé
Un poème de Mallarmé écrit peu de temps après la mort de son fils Anatole exprime bien toute la souffrance que cet évènement sidérant a provoqué chez le poète. Bien que toujours difficile à admettre, la mort l’est encore plus quand elle touche un être jeune.
Quand Anatole est mort, il avait 8 ans. Mallarmé arrive à peine à mettre des mots sur sa douleur. Le texte qui nous est parvenu et qui ne devait pas être publié l’exprime avec force par sa forme même, hachée et elliptique.
malade au
printemps
mort en automne
– c’est le soleil
écrit-il sur le feuillet 3. Puis, il ajoute sur le même feuillet :
la vague
idée la toux
Et encore, sur le feuillet 4 :
fils
résorbé
pas parti
Par ces quelques mots, où ce qui ne figure pas est plus important que ce qui figure, où en quelque sorte il faut lire entre les mots, le poète d’habitude si prolixe et si soucieux de leur bon ordre se livre en entier et manifeste toute son incompréhension devant ce qu’il ressent indubitablement comme la plus grande des injustices.
Le livre de ma mère, d’Albert Cohen (1895-1981)
Bien qu’il ait déjà écrit avant cela quelques ouvrages marquants, dont le livre de ma mère, publié en 1954, on connait surtout Albert Cohen pour son œuvre majeure, Belle du Seigneur, publiée en 1968 et pour laquelle il a reçu le Grand prix du roman de l’Académie française la même année. Ce dernier constitue le troisième volet d’une trilogie commencée avec Solal, publié en 1930 et Mangeclous, publié en 1938. Il y observe avec humour et ironie le monde feutré et souvent insipide des grandes institutions internationales. Monde que l’auteur connait bien puisqu’il y a mené sa carrière en tant que diplomate.
Avec le Livre de ma mère, Albert Cohen a voulu rendre hommage à sa mère et y exprimer ses remords. Ceux qui le hantent de ne pas l’avoir assez aimée, du temps où elle était encore vivante. Du moins c’est ce qu’il croit. Car, en dépit de toutes les injustes façons avec lesquelles il a pu la traiter, il n’en reconnait pas moins à la fin de son récit exutoire qu’en elle transpirait le génie de l’amour et que cette seule occurrence effaçait le dégoût que tout être humain peut ressentir à l’égard d’une vie foncièrement désespérante parce que forcément limitée.
Pourquoi donc vivre, si c’est pour mourir ? Oui, mais l’amour, il faut le gouter au moins une fois pour se rendre compte qu’il peut donner un sentiment d’éternité. Il faut lire le livre de ma mère un peu comme un livre biblique et en somme pour la même raison : retrouver l’espoir et passer outre aux remords. Autrement dit, se pardonner.
L’œuvre romanesque, d’Henri Bauchau (1913-2012)
Henri Bauchau aurait-il tout compris ? Comme l’a fait remarquer Myriam Watthee-Delmotte toute son œuvre est hantée par la mort et peut être assimilée à une longue digression sur ce qu’il considère être l’essentiel de la condition humaine. Que ce soit au travers de ses personnages, de ses récits à haute teneur personnelle, des mythes d’Œdipe et d’Antigone qu’il revisite, tout tourne autour de cette réalité. Et apparemment, chacune des pierres que son approche lui a permis de rassembler l’a aidé à renaître après chaque mort et à progresser sur le chemin de la vie. En tout cas, cela ne l’a pas empêché de le finir quasi centenaire.
Ce qui fait dire joliment à son interprète d’un jour :
Depuis la hantise présente à la source de son inspiration, l’écrivain a dynamisé ses récits selon une logique imaginaire qui lui est propre : la mort symbolique suivie de renaissance, où peut s’ancrer la réception positive de son travail littéraire.
Faire face à la tentation de l’évasion
La finitude de toute vie humaine, on préfère l’oublier. Cela n’a pas toujours été le cas. Loin de là. Dans son livre « Le XIXème siècle à travers les âges », Philippe Murray fixe très précisément la date à laquelle le renversement culturel s’est produit. Il y décrit dès les premières pages les évènements qui ont abouti à la fermeture du cimetière des saints innocents, situé en plein cœur de Paris, à la veille de la Révolution.
Avant cette date, village des vivants et village des morts étaient étroitement mêlés. Ils n’étaient pas cachés l’un de l’autre. Après cette date, ils ont commencé à être séparés. A Paris, ils ont été déversés dans les Catacombes.
Pour d’évidentes raisons sanitaires, certes, mais comme le souligne Philippe Murray, c’est aussi parce que la vision de la mortalité humaine avait changé. Les Catacombes constituent aujourd’hui un incontournable des monuments parisiens dit la plaquette de présentation destinée aux touristes qui veulent les visiter.
En finissant par s’imposer à tous les esprits, le rêve scientiste qui a pris corps avec les philosophes des Lumières s’est accompagné de la recherche d’une forme d’immortalité. Grâce à un art de vivre débarrassé du culte quotidien des morts. Grâce à une pratique hygiéniste de tout ce qui concerne le corps humain. Et grâce, aujourd’hui, à une nouvelle espérance fondée sur l’IA combinée avec les biotechnologies.
Bref, ce qu’on appelle le transhumanisme. Sauf que la littérature, ancienne et contemporaine, le montre à l’envi, ce qui fait l’essentiel de la condition humaine, la mortalité, quoi qu’il en soit, demeure. Ecrire sur la mort reste donc une étape incontournable pour essayer de la dompter. Aujourd’hui comme hier.