Une nouvelle profession vient de naitre : celle de lecteur de sensibilité. Les auteurs savaient depuis longtemps qu’il leur fallait prendre en compte le filtre de la politique éditoriale des comités de lecture auxquels ils envoyaient leurs manuscrits. Il leur faut maintenant faire, en plus, avec les lecteurs de sensibilité. Alors que les premiers s’intéressent avant tout à l’histoire et à ses rebondissements, les seconds, ne s’intéressent qu’à la manière dont elle tient compte des règles du politiquement correct. Plusieurs affaires récentes viennent d’en montrer la redoutable efficacité.
A quoi servent les lecteurs de sensibilité ?
Définition du lecteur de sensibilité
Un lecteur de sensibilité, c’est un lecteur professionnel rétribué par un éditeur pour vérifier que les auteurs qu’il envisage de publier n’emploient pas d’expressions inappropriées ou n’exposent pas de scènes inconvenantes.
Qu’est-ce que c’est qu’une expression inappropriée ou une scène inconvenante ? C’est une expression ou une scène qui risquerait d’heurter la sensibilité des lecteurs. De quelle sensibilité parle-t-on ?
Non pas la sensibilité à des scènes « gore », « trash », ou immorales ; pour avoir une idée de celles-ci, il suffit de lire certaines de leurs descriptions écrites par Michel Houellebecq ou Virginie Despentes, sacrée évènement littéraire de la rentrée 2022 pour son livre « cher connard » ; mais la sensibilité à des propos ou à des scènes illustrant le manque « d’éveil » du rédacteur.
Par auteur « non éveillé », il faut entendre l’auteur qui, lorsqu’il écrit, n’a pas conscience de véhiculer, par exemple, des valeurs « blanches », « patriarcales », « racistes », « homophobes », « sexistes », « colonialistes », « nationalistes », etc. Bref, des valeurs qui ne prennent pas en considération la phraséologie « wokiste ». Autrement dit, « éveillée ».
Depuis quand le wokisme s’est-il imposé à l’édition ?
Bon, il est certain que la littérature « wokiste » a ses auteurs et ses lecteurs, et donc ses éditeurs, comme n’importe quelle autre type de littérature. Certains éditeurs se sont, par exemple, spécialisés dans la publication de textes essentiellement féministes comme Hors d’atteinte ou essentiellement dissidents comme La Nouvelle Librairie.
Les lecteurs de sensibilité à la rescousse
Ces spécialisations illustrent, ni plus, ni moins, la politique éditoriale suivie par la maison d’édition. Libre à chacun de la trouver attractive ou pas. Et bien évidemment, tout auteur cherchant à se faire publier par l’une de ces maisons doit commencer par en comprendre la politique éditoriale avant de lui envoyer quelque manuscrit que ce soit.
Seulement voilà, le wokisme est passé par là. De sorte que quel que soit le genre dans lequel on écrit, il convient d’y être vigilant. Pourquoi ? Parce que nombre d’associations sont prêtes à se porter « parte civile » pour faire respecter les droits de telle ou telle minorité qu’elles estiment avoir été bafoués par l’auteur inconscient, ou plutôt, « non éveillé ».
Le mouvement Black Lives Matter à l’origine du wokisme
Depuis quand tout ça ? Auquel on doit ajouter pour être juste, tout ce qui se trouve dans le sillage de la « Cancel culture », autrement dit, de la culture de la repentance, de même que toutes les facettes des politiques inclusives. A partir de là, on peut dire que tout a commencé vraiment avec le mouvement étasunien « Black Lives Matter » du début des années 2010.
Mais la perception en France de toutes ces nouveautés culturelles est récente. Selon un sondage Ipsos datant de 2021, si seule une grosse moitié de la population en avait entendu parler. Et pour ce qui est de savoir de quoi il retourne, il n’y a plus guère qu’une minorité ne dépassant pas 10 % à pouvoir en parler précisément.
Oui mais, comme le montrent les affaires Roald Dahl ou Ian Fleming cette petite minorité peuple les maisons d’édition et dans certaines y fait la pluie et le beau temps.
Exemples : Roald Dahl, Ian Fleming, Agatha Christie
Charlie et la chocolaterie, de Roald Dahl
Roald Dalh est un auteur bien connu de la littérature jeunesse. C’est notamment l’auteur du célébrissime « Charlie et la chocolaterie » qui a été publié pour la première fois en 1964.
Comme une nouvelle réédition est en préparation, son éditeur habituel, Puffin, en a profité pour demander que certaines pages ou paragraphes soient réécrits pour être en phase avec « l’éveil » attendu de tout auteur qui se respecte aujourd’hui.
Ainsi la tribu des Oompa Loompas, réduits en esclavage et originaires des plus profondes jungles africaines, y devient celle de gentilles petites créatures fantastiques.
James Bond, de Ian Fleming
Exit le héros grand amateur de Vodka Martini. Entre autres ! Fini le Vesper Martini, spécial OO7, au shaker et pas à la cuillère ! Oubliée la recette avec ses 6 cl de Vodka, ses 2 cl de Martini blanc, ses 2 olives et sa rondelle de citron ! Mais, James Bond est-il encore James Bond sans ses manies et ses préjugés ? Toujours est-il que la prochaine réédition des 14 titres a fait l’objet d’une relecture serrée par les lecteurs de sensibilité. Et on n’y trouvera plus aucune référence raciale. Entre autres.
Les 10 petits nègres, d’Agatha Christie
Là c’est l’arrière petit-fils de la romancière qui a pris l’initiative. Désormais, les 10 petits nègres n’existent plus. Ils font maintenant place au délicieux « ils étaient Dix ».
Avec cette première vague de réécriture, on peut s’attendre à ce qu’il en vienne bien d’autres. Touchant tous les genres de la littérature et allant des textes les plus récents au plus anciens. On attend avec impatience les pièces de Shakespeare, de Corneille ou de Sophocle, revues et corrigées à l’aide de la lumière wokiste. Pas sûr que ça les aide à sortir de l’oubli où elles tombent peu à peu.
En tout cas, l’affaire a inspiré la romancière et chroniqueuse Abnousse Shalmani. Dans l’une de ses chroniques, elle imagine ce que pourrait penser un historien du futur se penchant doctement sur les origines du Wokistan, grand vainqueur toutes catégories confondues de la compétition culturelle. Nul doute, selon elle, qu’il fera de l’année 2023, l’année 0 de l’accélération du grand déclin de l’Occident et de l’avènement de la Grande Ignorance.
Bon, et si on n’y peut rien, que peut-on faire, quand même, si on a le goût de l’écriture chevillée au corps ?
Impact des lecteurs de sensibilité sur les auteurs
Les sujets à éviter
Plus que jamais, il y a des sujets, et surtout des expressions, à éviter. non seulement en public, mais aussi, et c’est nouveau, en privé. Et si on peut encore penser ce qu’on veut, et absolument tout, ce ne peut l’être, comme on dit, que dans sa tête, ou quand on est tout seul.
Mais jusqu’à quand ? Dans « 1984 », l’auteur Georges Orwell met en scène la mentopolice, la police de la pensée d’Océania. Sa mission ? Eliminer toutes les mauvaises pensées, publiques, privées, bien sûr, mais également, même les plus intimes. Il y a suffisamment d’écrans délateurs pour ça.
Plan national de lutte contre les discriminations
Pour avoir une première idée de ce que sont ces mauvaises pensées, on peut commencer par se référer, par exemple, au nouveau Plan national de lutte contre les discriminations, pour la période 2023-2026. C’est un bon guideline. Partant du fait qu’il y aurait plus de 1,2 millions de victimes de discriminations par an, le plan a pour objectif avéré de :
Mieux éduquer et former le public.
Pour les jeunes, dans les écoles, en service civique ou en SNU, cela passera, par exemple, par des visites mémorielles appropriées sous la supervision de la Dilcrah. Ce n’est pas tout. Il y a façon et façon de se servir des textes législatifs et réglementaires tels qu’ils sont.
Ce qui permet d’entretenir ainsi, à tort, une sorte d’auto flagellation ou d’auto censure, à partir de ce qui ne sont, au fond, que des idées reçues, comme le remarque Bertrand Saint-Germain dans son livre « Juridiquement correct« .
Les mots que n’aiment pas les lecteurs de sensibilité
Quoi qu’il en soit, qu’on soit, plus ou moins, agacé par les injonctions culturelles du moment ou qu’on adhère, plus ou moins complètement, à la culture woke, il y a des mots et des expressions qu’il est préférable d’éviter si on veut éviter les fourches caudines des lecteurs de sensibilité de tout poils. Le officiels et les officieux. Sont ainsi à bannir tout ce qui référence, entre autres, à :
- la notion de « race ».
- La couleur de peau.
- L’apparence physique.
- Une préférence sexuelle.
- Une appartenance ethnique.
- Un choix religieux.
- Etc.
Autrement dit, à tout ce qui peut être discriminant, d’une manière ou d’une autre.
Les recommandations pour être bien vu par les lecteurs de sensibilité
Est-ce tout ? Pour les interdits, on n’est pas loin du compte. Mais, pour ce qui est des recommandations, on peut encore faire mieux.
Il est ainsi, par exemple, recommandé à l’aut.eur.ice de s’adresser à ses lect. eurs.ices en considérant qu’iels sont des personnes avant d’être un genre et … Bref, arrêtons là l’expérience et le charabia.
Elle est certes respectueuse des nouveaux canons wokistes, l’écriture inclusive, puisque c’est d’elle dont il s’agit, mais elle ne facilite guère la vie à tous ceux qui ont déjà des problèmes avec l’orthographe et, soyons honnête, elle ne facilite pas non plus la lisibilité du texte.
Pour l’Académie française, la cause est entendue, dans une lettre ouverte sur l’écriture inclusive, elle déclare ainsi, sans ambages :
Au moment où la lutte contre les discriminations sexistes implique des combats portant notamment sur les violences conjugales, les disparités salariales et les phénomènes de harcèlement, l’écriture inclusive, si elle semble participer de ce mouvement, est non seulement contre-productive pour cette cause-même, mais nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française.
En deux mots, ou plutôt trois, : Fermez le ban ! Alors quelle conduite tenir face à la menace fantôme des « sensivity readers » ?
Quelle conduite tenir face à la menace des lecteurs de sensibilité ?
Etre en phase avec ses objectifs
Tout dépend en grande partie de l’objectif poursuivi par l’auteur. Si ce dernier est acquis aux canons wokistes, évidemment, les lecteurs de sensibilité ne peuvent pas constituer une menace, et même, d’une certaine façon, il peut même les voir comme une aide.
Mais, il en va différemment, si celui-ci considère ces mêmes canons comme une intrusion mal venue dans ce qu’il estime être sa liberté d’expression. Il lui faut alors être prudent.
Respecter les règles du jeu
En effet, il se trouve un peu dans la même situation que le réfractaire à certaines règles du code de la route qui ne comprend pas qu’il puisse être sanctionné parce qu’il a franchi la limite d’une agglomération à plus de 50 km/h, mais sans pour autant avoir dépassé 60 km/h. Mais, c’est ainsi.
Entre ces deux extrêmes, il y a beaucoup de situations intermédiaires. Certaines, les plus en pointe, autrement dit, les plus publiques ou les plus politiques, vont exiger un contrôle strict des formules utilisées. Après tout, on peut dire bien des choses sans avoir à craindre les foudres judiciaires.
Quant aux moins publiques, les risques restent, concrètement, on ne peut plus minimes. Ce qui n’autorise pas, bien sûr, des propos d’évidence malveillants à l’égard de quiconque. Là, les vieilles lois contre la diffamation suffisent largement à régler leur compte.
Penser à ses lecteurs
Cela dit, en matière de littérature, le grand juge de paix, c’est le lecteur lui-même. S’il est réellement attaché au wokisme alors vive les lecteurs de sensibilité ! S’il ne l’est pas plus que ça, les lecteurs de sensibilité peuvent être alors de sacré empêcheurs de tourner en rond.
De ce point de vue, peut-être que les lecteurs des nouvelles versions wokistes de La Chocolaterie, de Roald Dahl ou de James Bond, de Ian Fleming, ne seront pas aussi nombreux qu’espérés et que ce sera là un facteur inattendu pour booster le marché du livre d’occasion.
Chercher les éditeurs résistants
Certains éditeurs ont bien compris les dangers que pouvaient faire peser sur leur commerce ces nouvelles contraintes. Ainsi un éditeur généraliste comme Gallimard va rééditer l’œuvre de Roald Dahl dans sa version originale.
On comprend que lui et d’autres veuillent se tenir à cette politique éditoriale s’agissant de rééditions s’ils veulent maintenir leurs flux de ventes. Gageons, en effet, qu’entre un livre neuf expurgé, édité par Puffin, et un livre dans sa version originale, en très bon état, traité par Momox, par exemple, beaucoup de lecteurs n’hésiteront pas une seconde !
Marcel Proust en renfort !
Il est bon, à ce stade, de relire le fin connaisseur des modes « culturelles » qu’est Marcel Proust. Dans son volume « A l’ombre des jeunes filles en fleurs« , il décrit ainsi les modes de son temps.
Au temps de ma petite enfance, tout ce qui appartenait à la société conservatrice était mondain, et dans un salon bien posé on n’eut pas pu recevoir un républicain. Les personnes qui vivaient dans un tel milieu s’imaginaient que l’impossibilité de jamais inviter un « opportuniste », à plus forte raison un affreux « radical », était une chose qui durerait toujours, comme les lampes à huile et les omnibus à chevaux. Mais pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait cru immuables et compose une autre figure.
Le kaléidoscope contemporain
Quel rapport avec la situation d’aujourd’hui ? Eh bien, pour le voir, il suffit de remplacer « salon » par « plateau télé », « opportunistes » ou « radical » par l’étiquette que l’on veut, et « kaléidoscopes » par « émissions ou magazines littéraires ». Quant aux « lampes à huile » et aux « omnibus à chevaux », les candidats à la substitution ne manquent pas.
Bref, un éditeur sensé qui veut durer ne mettra jamais tous ses œufs dans le même panier. Evidement, il faut prendre la peine de le chercher. Ce qui peut être, il faut bien le dire, carrément usant.
Se tourner vers l’autoédition et l’édition à compte d’auteur
Une manière très simple d’éviter d’avoir donc à se « prendre la tête », ou en tout cas, de se prendre les pieds dans le tapis des lecteurs de sensibilité, consiste tout bonnement à s’autoéditer ou, si on en a les moyens, à s’éditer à compte d’auteur.
De toute façon, un premier livre édité par une maison d’édition classique avec toutes les contraintes qu’on imagine, une fois les lecteurs de sensibilité entrés, en plus, dans la danse, ne rapporte, en général, à son auteur, pas grand’chose.
Alors, autant s’auto éditer. Surtout, qu’on peut désormais le faire, à moindre coût, sans s’embarrasser, pour rien, des diktats d’un éventuel éditeur.
En résumé
Les lecteurs de sensibilité sont un peu comme les Moineaux, sectateurs de la Foi des Sept, que R.R Martin a pris un malin plaisir à décrire dans sa saga le Trône de fer. Du moins, c’est ainsi que les voit Abnousse Shalmani. parlant de son historien du futur, elle écrit :
Historien de la culture, il rapprochera les « sensitive readers » de la secte des moineaux, groupe ultrareligieux en quête de pureté inatteignable qui sévit dans la série Game of Thrones.
On peut tout aussi bien penser à Hieronymus Savonarola, prédicateur florentin, bien réel, qui a tenu un temps, sous sa coupe, Florence, de 1494 à 1498, et qui a fait bruler quantité de livres et d’œuvres d’art dans ce qu’il appelait son bucher des vanités. Et si réellement tout ça ennuie, on peut toujours s’en remettre à une IA, comme ChatGPT, en lui demandant d’être naturellement, ou amicalement, woke.