« Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais », la formule est connue et manifeste une profonde connaissance de la nature humaine. Sans pour autant conduire à la paralysie. Du moins, c’est ce qu’on espère. De fait,  elle témoigne du réalisme des auteurs, mais souligne aussi  la nécessité d’accompagner toute lecture avec un regard critique. Qu’on connaisse ou qu’on ne connaisse pas ce que l’auteur a réellement fait.

Autrement dit, lire, c’est souvent être prêt à répondre à des injonctions morales, mais c’est aussi accepter que ces injonctions soient formulées par des êtres de chair et de sang bien loin d’être irréprochables. Dans ces conditions, on peut certes se demander quel crédit accorder à ce qu’ils disent. Mais, à ce compte là, que reste – t-il à lire ? Ou plutôt à quel champ réduire ses lectures ? Doit-on se résoudre à ne lire, ou écrire d’ailleurs, que de  lourdes et embarrassantes confessions ?  Ou encore des fictions mêlant habilement invraisemblances lénifiantes et intrigues sordides ? 

C’est à ces questions qu’on s’efforce de répondre quand on pose la question générique de savoir s’il convient ou non de dissocier l’œuvre de son auteur. 

Dissocier l’œuvre de son auteur, ça veut dire quoi ?

Commençons par le commencement. D’un côté, il y a une œuvre, tableau, roman, film, et de l’autre, un auteur, écrivain, peintre, réalisateur. L’œuvre dit quelque chose à celui qui en prend connaissance. Ce quelque chose se traduit naturellement en recommandations de faire ou de ne pas faire. Il faudrait être de bois pour ne rien ressentir face à n’importe quelle œuvre et cette insensibilité même, si elle est bien réelle, ne peut qu’interpeller.

Mais restons dans le cadre d’une œuvre qui « parle » à ceux qui lui sont affrontés. Les réactions peuvent être négatives ou positives. Dans un cas comme dans l’autre, elles ont un effet sur leurs pensées et, par suite, sur leurs attitudes. La plupart du temps, on s’en contente et l’auteur de l’œuvre reste gentiment dans l’ombre. C’est beaucoup plus simple et c’est la raison pour laquelle il est souvent dit qu’une œuvre a une existence qui lui est propre indépendamment de son auteur. 

Dès lors, dissocier l’œuvre de celui-ci n’est pas seulement la prise en compte d’une réalité, l’ignorance voulue ou pas de ce qu’est l’auteur, mais carrément une sorte de prophylaxie destinée à tirer le meilleur parti de ce qu’elle peut apporter. Pourquoi pas ! A chacun de se laisser inspirer et de suivre le chemin que lui indique cette inspiration. D’autant que toute œuvre peut être contrebalancée par une autre.

Cependant, on peut légitimement rechigner à une telle dissociation. L’abbé Mugnier,  confesseur du tout Paris à l’époque de la Belle Epoque, ami de Marcel Proust et de bien d’autres grandes plumes de ce temps, lui-même auteur d’un célèbre journal intime où on peut trouver un nombre considérable de notations scrupuleuses de choses vues et entendues pendant près de 75 ans, ne pouvait, par exemple, s’intéresser à un auteur, hoc est quod, sans tout savoir de cet auteur. 

D’où finalement une injonction.

S’intéresser à l’œuvre d’un auteur c’est lui porter un regard critique 

Exemples d’œuvres et  de vies d’auteurs illustrant la dialectique entre les œuvres et leurs auteurs

Exemples d'œuvres et  de vies d'auteurs illustrant la dialectique entre les œuvres et leurs auteurs - coollibri.com
Exemples d’œuvres et  de vies d’auteurs illustrant la dialectique entre les œuvres et leurs auteurs – coollibri.com

Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin

Il y a des auteurs dont on ne peut ignorer les conditions d’existence. Elles ont fait très tôt le tour des officines littéraires. Notons, par exemple, les relations orageuses entre Guillaume Apollinaire et  Marie Laurencin ou encore, celles entre Paul Verlaine et Arthur Rimbaud.

Marie Laurencin a son musée au Japon, qui est aussi l’histoire d’une passion, celle de son fondateur, Masahiro Takano, un ancien chauffeur de taxi ayant fait fortune. Les trois poètes font aujourd’hui partie des grands poètes modernes de la littérature française. Tous les trois ont été édités par Gallimard dans sa prestigieuse bibliothèque de la pléiade.

On y trouve, bien sûr, le fameux poème de Guillaume Apollinaire, Le Pont Mirabeau, dont la première strophe est devenue quasi intemporelle : 

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours 

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

Beau, n’est-ce pas ? A-t-on vraiment besoin d’en savoir plus sur l’auteur ?  Mais encore ? Quel regard critique peut-on avoir sur son œuvre ? Apollinaire, c’est l’histoire d’une naissance illégitime, polonaise et biélorusse. C’est l’histoire de sa  liaison orageuse avec l’artiste peintre Marie Laurencin.

Comme « Le Pont Mirabeau » a été écrit après sa rupture avec l’artiste, on peut considérer que cette rupture a été une de ses sources d’inspiration. Mais, c’est aussi un fragment de kaléidoscope. Celui de la Belle Epoque finissante. Après avoir combattu pendant la première guerre mondiale et survécu au désastre qu’elle représente, la grippe espagnole a raison de lui, deux jours avant  l’armistice.

Paul Verlaine et Arthur Rimbaud

Paul Verlaine, c’est le plus ancien, c’est l’auteur des Fêtes galantes. Il meurt, en 1896, en pleine apogée de la Belle Epoque et après avoir connu un destin à la Oscar Wilde auprès du jeune Arthur Rimbaud. Déçu, après avoir erré de Londres à Bruxelles, après une énième  dispute, il finira par le blesser au poignet d’un coup de revolver. Il sera condamné et emprisonné. C’est à lui qu’on doit la notion de poète maudit . De fait, il a été un des premiers, sinon le premier, à la développer dans un essai éponyme publié en 1884.

Nous voilà bien loin de la première strophe de son poème Cythère figurant dans les « Fêtes galantes » qui commence ainsi :

Un pavillon à claires-voies

Abrite doucement nos joies

Qu’éventent des rosiers amis. 

L’aide apporté au regard critique par les maisons d’écrivain

L'aide apporté au regard critique par les maisons d'écrivain - coollibri.com
L’aide apporté au regard critique par les maisons d’écrivain – coollibri.com

Toutes ces histoires de vie ne peuvent manquer d’interroger.  Mais, sans aller jusqu’à vouloir tout savoir sur un auteur, entre autres, par le biais d’une biographie ou d’une recherche documentaire approfondie, on peut aussi affuter son regard critique sur lui, de manière  plus récréative, simplement en visitant, quand c’est possible, le lieu où il a principalement vécu.

C’est en général plus soft que ce que peuvent en dire des biographes scrupuleux ou que ce qu’on peut déduire d’une masse de documents rassemblés au fil du temps. On pense par exemple à la fabuleuse bibliothèque balzacienne constituée par Mr Yon. Tout au long de sa vie. Elle a été dispersée aux enchères en avril  2024. Par ailleurs, preuve de l’intérêt qu’elles suscitent, une dizaine de maisons d’écrivain figurent au top des lieux préférés des amateurs de tourisme littéraire.

Quoi qu’il en soit, on peut aussi partir à l’aventure et préférer suivre, par exemple, les indications du guide des maisons des illustres et visiter l’un des 212 lieux qu’il répertorie. A noter que tous ces lieux ne sont pas que dédiés à la littérature. Mais, quoi qu’il en soit, comme l’ont écrit joliment ses rédacteurs :

Chaque porte poussée, chaque seuil franchi est une invitation au voyage.

Cela dit, citons, entre autres, par exemple, la villa Arnaga et le château de Saché. 

La villa Arnaga

La villa Arnaga, est sise à Combo les Bains, dans le pays basque. C’est aussi le musée Edmond Rostand, l’auteur de Cyrano de Bergerac. Comme son site web l’annonce, s’y rendre, c’est l’occasion de plonger dans l’univers d’Edmond Rostand. C’est de bonne augure, car cette plongée est le fondement même de tout regard critique.

La maison a été construite au début du XXème siècle, dans un style néo-basque. Elle est immense et majestueuse. Elle fait partie du réseau des Maisons des Illustres. Sur une plaque au-dessus de la porte d’entrée, sont gravés ces quelques mots :

Toi qui vient partager notre lumière blonde

Et t’asseoir au festin des horizons changeants,

N’entre qu’avec ton cœur, n’apporte rien du monde

Et ne raconte pas ce que disent les gens.

Tout un programme et un programme qui ajoute un éclairage supplémentaire sur le cadre dans lequel le dramaturge a voulu situer son œuvre. 

Le château de Saché

Le château, aujourd’hui musée Balzac, se trouve dans la vallée de l’Indre, à quelques kilomètres de Tours, où est né l’écrivain. Appartenant à Jean Margonne, il y fera de nombreux séjours entre 1825 et 1848 pour se ressourcer. Mais aussi, pour y  travailler d’arrache-pied à certaines de ses œuvres majeures comme le Père Goriot ou César Birotteau

Le château a été acquis par Paul Métadier, un voisin, dans les années 20.  Son fils, séduit par son aura particulière, l’a transformé en musée en 1951. Il en sera le premier conservateur et le restera pendant plusieurs décennies. On peut y respirer une atmosphère très balzacienne. Certaines de ses salles d’exposition recréent avec un grand souci du détail des pièces que Balzac a décrites minutieusement  dans ses romans.

En effet,  pour Balzac la description fouillée du milieu dans lequel vivent ses personnages est un moyen privilégié pour dire ce qu’ils sont. De ce point de vue, les lecteurs du Lys dans la vallée ne manqueront pas d’y retrouver le château de Clochegourde

Quant à madame de Mortsauf, l’héroïne du roman, les  heureux visiteurs l’imagineront sans peine dans son salon reconstitué à l’identique. Il ne leur restera plus alors qu’à la voir entrain de broder et de jeter des regards furtifs par la fenêtre pour guetter l’arrivée  de Félix de Vandenesse.  Son amoureux transi et amant putatif.

Cependant, si on ne peut se rendre dans l’Indre et Loire, on peut quand même respirer ailleurs une atmosphère balzacienne. Il suffit de visiter la maison qu’il a habité à Paris, rue Raynouard. Un très beau musée lui est également consacré.

Comment avoir un regard critique sur une œuvre ?

D’évidence, on comprend beaucoup de choses de l’œuvre d’un auteur après l’avoir vu dans ses œuvres. Que ce soit au travers du regard d’un biographe.  Ou que ce soit après avoir mis ses pas dans les siens à l’occasion d’une visite d’un lieu qu’il a plus  ou moins longuement fréquenté. Ou encore les deux à la fois. Et mieux encore, s’il devient l’objet d’une passion et d’une recherche approfondie.

Naturellement, il en est des auteurs comme de tout un chacun, l’appréciation que l’on peut en faire ne peut être que contrastée. C’est alors qu’il faut en revenir à l’œuvre. Celle, s’agissant de littérature, transmise par les bibliothèques. La seule qui importe finalement.

Car les idées et les images qu’elle véhicule se confrontent inévitablement à celles produites par d’autres auteurs réunis sur ses étagères par les circonstances.  Ou par un plan qui nous dépasse. En tout cas, dans une joyeuse cacophonie. Sans oublier l’enthousiasme qui peut saisir tout lecteur.  Hic alibi et nunc.  Comme, par exemple, l’abbé Mugnier, grand admirateur de Georges Sand.  Invité par sa fille à séjourner à Nohant, il écrit dans son journal :

J’y suis, et cette fois, c’est de la maison de Mme Sand que j’écris. En vérité, je crois rêver ..

Après tout, les passionnés sont peut-être finalement les meilleurs critiques qui soient. 

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