Pourquoi lire Balzac est un excellent entrainement à la technique des personnages reparaissants dans un roman


Balzac (1799-1850) fait partie de ces icônes littéraires qu’on n’évoque plus que dans les classes préparant le bac de français. Parce qu’il le faut bien. Ne restent plus comme vrais lecteurs que les passionnés et les « balzacomaniaques ». On les comprend. Et les aspirants romanciers peuvent à coup sûr en faire leur miel et en tout cas s’en inspirer. Ils ont tout à y gagner. Balzac, c’est l’homme des personnages reparaissants et c’est le maître du roman du dix neuvième siècle triomphant. Celui dont Philippe Muray (1945-2006), l’auteur du « XIXème siècle à travers les âges », dit qu’on n’en est pas encore sorti.

Car, qu’à voulu faire Balzac avec sa « Comédie humaine », sinon le roman unique de ce siècle ? Et pour mener à bien son entreprise éditoriale mettant en scène près de 2500 personnages dans 90 ouvrages, il a largement usé de la technique des personnages reparaissants. Technique que tout romancier envisageant d’écrire plusieurs romans ne peut qu’avoir en tête. Pour l’utiliser à son tour ou pour l’exclure. Alors de quoi s’agit-il et en quoi Balzac s’est-il montré un romancier de génie en la systématisant ?

Le projet éditorial de Balzac, c’est quoi au juste ?

Le projet éditorial de Balzac, c’est quoi au juste – coollibri.com

En écrivant Le dernier chouan en 1829, Balzac ne savait pas encore qu’il s’embarquait pour une aventure éditoriale qui l’amènerait à avoir écrit près de cent romans, quand il meurt en 1850, mettant en scène 2500 personnages, dont 573 personnages reparaissants. Il les réunira sous le titre unique de La Comédie humaine.

Personnages reparaissants,  fil rouge de la Comédie humaine

De quoi s’agit-il ? En gros, chacun de ces ouvrages illustre une facette de la société de son temps et les personnages qui s’y meuvent sont représentatifs de leur milieu et cela dans une perspective dynamique. D’un roman à l’autre, on passe donc d’un regard sur ce monde à un autre en changeant à chaque fois d’échelle sociale ou historique et de point de vue. Dans cette façon de faire, les personnages reparaissants tels un fil rouge jouent un rôle essentiel.

Ils en sont en quelque sorte le liant et permettent aux lecteurs de changer d’angle sans pour autant perdre de vue des personnages avec lesquels ils ont pu nouer des liens privilégiés. Un personnage comme le baron de Nucingen figure ainsi dans 31 romans de la comédie humaine. Personnage secondaire dans le père Goriot, où il apparait pour la première fois, il est le personnage central de la maison Nucingen. S’il est aussi présent, c’est qu’il est la personnification même de l’agioteur.

Une histoire naturelle de la société de son temps

On dirait aujourd’hui du spéculateur. Sans foi, ni loi autre que ce que l’Argent peut lui dicter de faire. Quelles qu’en soient les conséquences pour ceux  qui ont la malencontreuse idée de l’écouter et de suivre ses conseils. Mais il est loin d’être le seul dans ce cas. Le père d’Eugénie Grandet, roman dans lequel il apparait aussi en tant que personnage secondaire, n’est pas mal non plus dans le genre.

Ce sont ces agissements faisant de l’œuvre romanesque de Balzac une vraie histoire naturelle de la société de son temps qui ont fait dire à Philippe Muray que le XIXème siècle, à bien y regarder, était encore d’actualité aujourd’hui.  Bien que sous des formes évidemment différentes. De sorte que son regard critique sur notre monde ressemble à bien des égards à celui de Balzac sur le sien

La technique des personnages reparaissants de Balzac, c’est quoi ?

Un coup de génie de Balzac

Quoiqu’il en soit, pour aller au bout de son projet éditorial, Balzac a systématisé le rôle des personnages reparaissants. Gràce à sa soeur Laure Surville on sait précisément quand l’idée lui en est venue. La retrouvant après un trajet le conduisant de la rue Cassini à la rue de Tournon, en 1833, à Paris, il lui dit de manière un peu exaltée :

Saluez moï, car je suis tout bonnement en train de devenir un génie.

A vrai dire, s’il est le premier à avoir systématisé la technique des personnages reparaissants et en avoir fait un usage considérable, il n’est pas le premier à y avoir eu recours. On peut citer dans le genre des auteurs bien antérieurs à Balzac comme Chrétien de Troyes, Rabelais ou Madame de Lafayette.

Les personnages reparaissants ne sont pas des personnages récurrents

On a tendance à les confondre, mais ils n’ont pourtant rien de commun. Le personnage récurrent est ce personnage qu’on retrouve de roman en roman jouant le même rôle et dont on a plaisir à suivre les enquêtes, par exemple, tout en voyant sa situation personnelle évoluer au gré de celles-ci. Ces personnages forment l’ossature de cycles, de sagas ou de séries romanesques à la manière, également par exemple, d’Harry Potter

Les personnages reparaissants ne sont pas des personnages récurrents - coollibri.com
Les personnages reparaissants ne sont pas des personnages récurrents – coollibri.com

Un personnage reparaissant peut être un personnage principal comme le baron de Nucingen dans la Maison Nucingen, mais c’est tout. Dans les autres romans ou il apparait,  il n’est qu’un personnage secondaire. 

Mais, du fait de son statut de personnage reparaissant, on peut le suivre de  roman en roman de 1763, date de sa naissance, à 1839. le lecteur peut ainsi le voir comme dans un arrière plan, entre autres, en 1808, dans le père Goriot, en 1815, dans César Birotteau, en 1820-1821, dans les Illusions perdues, en 1829, dans Splendeurs et misères des courtisanes  et enfin en 1839 dans Le député d’Arcis.

Cela, indépendamment du roman à sa « gloire » où en tant que personnage principal il fait les beaux jours de la Maison Nuncingen en 1833, directement inspirée de l’ascension à la même époque de la maison Rothschild.

D’autres personnages reparaissants comme Horace Bianchon qui est sur la deuxième marche du podium derrière le baron de Nucingen est toujours un personnage secondaire et cela dans vingt-neuf romans de la Comédie humaine.

En quoi la technique des personnages reparaissants peut-elle être utile pour les romanciers d’aujourd’hui ?

On a des exemples de personnages reparaissants avec les romans de Pierre Lemaitre, notamment dans sa trilogie « Les enfants du désastre  » et sa série « Les années glorieuses« . Cinq romans en tout couvrant la période allant de la fin de la première guerre mondiale aux années de décolonisation. 

L’auteur qui a commencé sa carrière littéraire par l’écriture de romans policiers y décrit les remous traversant la société française au travers du destin de deux familles, les Maillard et les Péricourt. Personnage secondaire dans le premier volume de la trilogie, Louise Belmont, l’institutrice, liée aux deux familles par le hasard des circonstances, et vrai personnage reparaissant est le personnage principal du dernier. 

Quant à Albert Maillard qui disparait à la fin du premier volume, on le retrouve, lui aussi personnage reparaissant, sous le nom de Pelletier dans le premier volume de la série. Ce changement de nom utilisé à bon escient renforce l’intérêt de la technique des reparaissants en en faisant un élément d’une intrigue quasi policière.

En résumé, la technique des reparaissants mise au point par Balzac constitue un passage quasi obligé pour tout auteur se lançant dans des romans destinés à composer une fresque sociale de plus ou moins grand amplitude.

Quels conseils suivre ?

Les personnages reparaissants s’inscrivent naturellement dans une œuvre romanesque au long cours. Ce qui revient aussi à dire que pour qu’elle se poursuive elle se doit d’être sérieusement documentée. On n’écrit pas une telle œuvre en s’appuyant sur ses seuls souvenirs, ni sur des considérations d’auteurs de manifeste ou de personnalités politiques. 

Autrement dit, l’utilisation de la technique des personnages reparaissants suppose une certaine ambition et la volonté de la traduire  en démonstration. Ce qui suppose de bien asseoir ses personnages, principaux et secondaires, sur un ensemble conséquent de données et de ne pas se laisser encombrer par des points de vue transposés du présent dans le passé. Ce qui aujourd’hui apparait comme un lieu commun ne l’était pas forcément autrefois. 

Si, malgré tout, tel est le cas, gare alors aux anachronismes et au rejet des lecteurs ! Enfin, cette façon de peindre une réalité sociale propre à une époque telle qu’elle est et telle que l’a inaugurée Balzac est aussi une des meilleures justifications à la pérennité de l’art romanesque. De fait, vue sous cet angle, l’écriture de romans a encore de beaux jours devant elle.

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