Ah, les fondus enchainés, que de films auxquels ça fait penser ! Une image s’estompe pendant qu’une autre apparaît progressivement. Pas de fioritures ! On change de décors, de personnages, de scène, tout simplement, en deux, trois mouvements. C’est ça la magie du cinéma ! En une heure et demi, on noue l’intrigue et on la dénoue. Et le fondu enchainé y est, bien sûr, pour quelque chose. Mais, en littérature, peut-on faire la même chose ? Mais, oui, naturellement !
Le fondu enchainé au cinéma, à quoi ça sert ?
Avant de voir le fondu enchainé en littérature, il n’est pas inutile de s’arrêter un instant sur la manière dont on s’en sert au cinéma et sur ce qu’il signifie.
Le fondu enchainé : une technique de réalisation cinématographique
Le fondu enchainé est un passage dynamique d’une entité à une autre, qui s’intègre dans un mouvement, un parcours temporel.
Certes, c’est savant comme définition, mais c’est quoi au juste comme technique. C’est au moins deux choses :
- D’une part, le passage d’un son à un autre audible. Dans ce cas de figure, un son prend progressivement le dessus sur un autre qui devient alors dominant.
- D’autre part, une vitesse donnée pour ce passage. Au changement de son, on associe un changement d’images, plus exactement, de scène dont, par principe, la vitesse est calquée sur celle du son.
Ainsi dans un film dont la scène principale est, par exemple, un enterrement, le réalisateur peut faire un gros plan sur l’alliance que la veuve tend à la mère du défunt et au moment où a lieu ce geste, amorcer un fondu-enchaîné qui substitue progressivement à la scène de l’enterrement celle du mariage de la, désormais, veuve, avec le défunt.
Le fondu-enchainé joue ici du contraste entre deux évènements fondamentaux d’une existence, dont la nature est radicalement opposée, et permet malgré tout un rapprochement qui ne choque pas. Or, d’évidence, en suivant un ordre strictement chronologique, le réalisateur aurait cassé la dynamique du récit et pris le risque d’en brouiller la compréhension.
Au fond, ce qu’il faut surtout retenir du fondu-enchainé cinématographique, c’est cette notion de passage et de dynamique du récit. Mais, on peut y ajouter aussi un surcroit de sens et cela en faisant un petit détour du côté de l’histoire de l’art.
Le fondu enchainé du point de vue de l’histoire de l’art
Rien de bien surprenant à faire un tel détour. Les techniques picturales sont bien plus anciennes que les techniques cinématographiques et au fil des siècles et des écoles, les peintres sont devenus des vrais maîtres ès illusions.
En cela, ils ne diffèrent pas des réalisateurs de cinéma et les techniques des uns et des autres appartiennent au même registre : celui des images. De fait, on peut distinguer cinq types de fondu-enchainés. Chacun se caractérise par la forme de son « passage ».
On a ainsi un passage du linéaire au pictural, d’une présentation par plans à une présentation en profondeur, d’une forme fermée à une forme ouverte, d’une pluralité à une unité et d’une clarté relative à une clarté absolue.
L’important n’est pas de chercher à devenir un spécialiste de chacun de ces passages, mais de comprendre que d’un point de vue pictural, autrement dit, visuel, un fondu-enchainé n’est pas quelque chose de figé. Et que donc ce passage, loin d’être limité, libère au contraire beaucoup d’espace d’expression à la créativité.
Comment utiliser la technique du fondu enchainé dans un livre
Si le fondu-enchainé est une des techniques privilégiées du cinéma dérivée en quelque sorte des techniques picturales, on imagine sans peine que le procédé a toute sa place en littérature. Il y a longtemps que l’on sait qu’un livre peut être conçu comme un tableau. Et aujourd’hui, bien des écrivains conçoivent leur travail d’écriture de la même façon qu’un réalisateur de cinéma.
Pourquoi recourir au fondu enchainé en littérature ?
De fait, le recours au fondu enchainé littéraire vise le même objectif que le fondu enchainé pictural ou le fondu enchainé cinématographique. Dans le premier cas, le glissement descriptif et progressif d’une scène vers une autre scène vise, en général, à faciliter le passage d’une atmosphère à une autre.
Le fondu enchainé chez Proust
Prenons, par exemple, le cas de Proust dans « Du côté de chez Swann ». Il y raconte comment il a invité un de ses amis, Bloch, chez ses parents, à Combray, puis comment il a pris ses distances avec lui. Histoire qui lui permet de « passer » d’un personnage à un autre, en l’occurrence, un de ses autres amis de l’époque, dénommé Bergotte. Ce qui donne l’extrait suivant :
Il (Bloch) m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand ‘tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Fondu enchainé :
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Ce qui permet à Proust de passer à un autre personnage, à une autre atmosphère et à un autre souvenir de cette époque. On peut remarquer ici la brièveté des phrases écrites par Proust, contrairement à son habitude.
Le fondu enchainé chez Echenoz
On voit là le principal mérite du fondu enchainé littéraire, il agit un peu comme un coup d’aviron qui entretient l’élan donné à un esquif, ici un récit. Autrement dit, il s’agit bien, comme on l’a relevé plus haut à propos du fondu enchainé cinématographique, de donner du dynamisme à l’écriture.
Maintenant, si on s’arrête au lauréat de nombreux prix littéraires qu’est Jean Echenoz, on s’aperçoit vite qu’il a franchi une autre étape et qu’il écrit carrément comme si son stylo était une caméra. Dans un des documentaires de Pascale Bohénic, consacré à Jean Echenoz, ce dernier n’en fait aucun mystère. Il y dit notamment :
J’ai un peu le sentiment qu’il y a des scènes pour lesquelles j’ai besoin de trois caméras, par exemple ; puis, j’ai l’impression qu’il y a des scènes pour lesquelles une seule suffit, ou parfois un micro suffit.
On ne saurait être plus clair. Et d’évidence, tous les apprentis auteurs pour lesquels des applis comme Wattpad sont irremplaçables ne peuvent qu’y applaudir et s’en inspirer. Bref, le cinéma s’est inspiré de la littérature pour ses scénarios et la littérature s’est inspirée du cinéma pour son style.
Comment faire concrètement ?
Très bien tout ça, mais comment faire concrètement ? Eh bien, en ayant deux principes en tête au moment d’écrire.
Adapter le fond : écrire à la façon d’un scénario
Premier principe : suivre Jean Echenoz. Autrement dit, penser cinéma. Ce qui revient à dire qu’avant d’écrire une scène, il faut « fermer les yeux » et essayer de la voir comme si c’était une scène de cinéma ou de téléfilm.
Ce n’est là évidemment qu’un début. Une façon de se mettre en jambes, en quelque sorte. Il faut, bien sûr, aller plus loin que cette première scène qui n’est d’ailleurs pas forcément celle du début.
Non, il faut essayer de visualiser toutes les scènes principales qui, mises bout à bout, vont constituer toute l’histoire. Il y en a pas beaucoup ? Pas grave ! L’essentiel y est. C’est-à-dire, l’intrigue, les personnages, l’époque et les décors. C’est ça qu’on appelle le schéma narratif.
Pour le reste, les détails, ils viendront en cours de route. Au fur et à mesure de l’écriture. C’est ce qui fait sa magie. C’est en écrivant qu’on découvre des « trucs » auxquels on n’avait pas penser et qui prennent leur juste place dans le récit, comme par enchantement.
Adapter la forme :
Deuxième principe, et c’est peut-être là que l’influence cinématographique est la plus forte, le style d’écriture, sa mise en forme, doivent être proches de ceux d’un scénario. Ce qui se voit, notamment, au niveau du découpage des chapitres, des liaisons entre les paragraphes, de la longueur des phrases et de la ponctuation.
Prenons le cas, par exemple, d’un livre de science fiction comme » Pyramides », de Romain Benassaya. Il y raconte l’histoire d’un vaisseau interstellaire et de ses 1600 passagers qui, au moment de leur réveil, ne savent absolument pas où ils sont et depuis quand. L’angoisse ! Et angoisse d’autant plus forte qu’ils se rendent rapidement compte qu’ils se sont échoués dans un gigantesque tunnel intergalactique.
Comme dans le tunnel en question, il n’y a pas grand’chose à voir et que les relations entre les personnages montrent les habituelles « criailleries », propres à toute communauté, le lecteur peut rapidement se lasser. Ce qui serait dommage car les idées développées par l’auteur sont originales et suscitent beaucoup de réflexions intéressantes.
Comment l’auteur a-t-il fait pour pallier à ce risque ? Mais, grâce à son style d’écriture cinématographique, bien sûr ! Son histoire est découpée, très exactement, en 122 chapitres, répartis en 6 parties, pour un total de 622 pages, dans sa version poche.
Le chapitre 72, où l’on voit le principal héros sortir de sa déprime et reprendre du poil de la bête, chapitre important donc, fait ainsi moins de 10 pages. Quant au chapitre suivant, introduit par un super fondu enchainé, il est encore plus court. Il ne fait que la moitié du précédent. Soit 5 pages !
Un bel exemple de fondu enchainé
On voit bien par son style que Romain Benassaya, né en 1984, a été élevé au « biberon » cinématographique. Le chapitre 72, précité, se termine, ainsi, par la phrase suivante :
Eric (c’est le nom du héros principal) se contenta de sourire et d’acquiescer. Il avait l’impression d’avoir été ramené à la vie, tiré du coma profond où il se trouvait depuis son exil de Nouvelle Ramille.
Et là, attention, fondu enchainé, et passage direct au chapitre suivant qui commence de la manière suivante :
Johanna (c’est la femme du héros qui ne partage pas du tout sa façon de voir, maintenant, c’est elle qui commande le naufragés de l’espace) prit place à la table du conseil, dans la salle du commandement du Stern III.
Brillant, non ? Et surtout efficace ! On passe d’Eric à Johanna, les deux principaux protagonistes de l’histoire, pratiquement sans transition et uniquement grâce à un beau fondu enchainé qu’il est facile d’imaginer sur grand écran.
En résumé :
L’écriture cinématographique, dont le fondu enchainé n’est qu’une des techniques, est pratiquement incontournable dans la littérature d’aujourd’hui. La raison en est simple. Les lecteurs, surtout les plus jeunes, sont tout autant des spectateurs. Et ils passent probablement plus de temps devant leur télé, ou leur écran de streaming, qu’à lire un livre.
Cela finit, bien évidemment, par avoir des effets sur la manière dont il convient de s’adresser à eux, pour être entendu et donc lu. Et, d’ailleurs, pas seulement à cette tranche d’âge, si on y réfléchit bien. Combien de lecteurs, par exemple, lisent encore Proust ou Balzac, sans y être incités, d’une manière ou d’une autre ?
Quoi qu’il en soit, l’important, c’est d’écrire et de transmettre, ce faisant, des choses intéressantes. De le faire de telle façon qu’elles puissent arriver à destination. C’est-à-dire sous les yeux d’un lecteur.