Question qui peut paraître iconoclaste à bien des égards. Disons tout de suite qu’il ne s’agit pas de se prendre pour ce qu’on est pas et qu’on ne peut pas être. Mais, rien n’interdit de considérer le bestseller mondial de l’édition, toutes catégories confondues, le Livre des livres, et ses innombrables auteurs, comme une source d’inspiration purement littéraire. Or, de point de vue, il y a un aspect qui ne peut qu’interroger tout apprenti auteur, auteur confirmé, ou critique littéraire, c’est celui du sens de l’écriture et donc du modèle d’écriture qu’un écrivain peut adopter.

Le sens de l’écriture, qu’est-ce que c’est ? 

A l’origine, parler de sens de l’écriture, c’est faire référence aux différents sens qui peuvent être donnés à l’Ecriture, avec un « E » majuscule. Autrement dit, il s’agit avant tout d’une notion d’ordre théologique. C’est-à-dire, si on poursuit sur ce plan, il s’agit d’une notion qui aide à mieux comprendre la signification du texte biblique.

En résumé, et en latin, on dit qu’on pratique la lectio divina, la lecture divine, quand on s’y applique. Mais, on va le voir ci-après, ce type de lecture peut parfaitement s’appliquer à tout objet littéraire et servir de modèle pour écrire

Les quatre niveaux de lecture ou modèles d’écriture

En effet, partant de là ; l’examen des différents sens de l’Ecriture biblique, qu’on appelle exégèse ; on arrive à celui de ses différents niveaux de lecture. Selon la tradition juive, la plus ancienne, il y en a quatre : Le niveau littéral (Pshat), le niveau allusif (Remez), le niveau homilétique (Drash) et le niveau mystique (Sod). Ce qu’on peut résumer par l’acronyme ParRDes. Autant de modèles pour écrire.

Un des plus grands commentateurs de la tradition juive a été, et le reste toujours, d’ailleurs, Rachi de Troyes, à qui on doit la Bible de Rachi. Rachi (1040-1105) s’est efforcé toute sa vie de voir la Bible avec les yeux d’un enfant de 5 ans.

Bible de Rachi
Bible de Rachi

Il a donc rédigé, en conséquence, ses commentaires des versets de la Bible lus par un enfant de cet âge. De plus, il s’est appuyé sur les quatre niveaux de lecture pour le faire. En bref, ils sont concis, lisibles et faciles à comprendre. De sorte que bien qu’écrits au XIIème siècle, c’est encore le cas, aujourd’hui.

Et on peut dire que son approche a eu une double postérité. Elle a suscité des approches identiques par des exégètes chrétiens et elle a jeté les bases de ce qui est devenu, par la suite, la caractéristique du « bon français ». 

Le niveau littéral 

C’est le  niveau le plus facile à comprendre. D’ailleurs, au fil du temps, beaucoup de lecteurs des textes bibliques n’ont plus retenu que celui-ci. C’est qu’il a le mérite de « s’en tenir au texte », comme on dit. 

Le niveau littéral est le niveau des faits par excellence. Pour expliciter son importance, le philosophe Michel Onfray, du temps où il était encore professeur expliquait à ses élèves qu’on ne comprenait bien les choses qu’avec un crayon de charpentier. 

Colorier en Bleu ce qui était purement factuel et en Rouge ce qui relevait du commentaire
Colorier en Bleu ce qui était purement factuel et en Rouge ce qui relevait du commentaire

Il voulait dire, par là, qu’avec ce crayon, fait d’une mine rouge à un bout et d’une mine bleue à l’autre, on pouvait, et devait, « colorier » en Bleu ce qui était purement factuel et en Rouge ce qui relevait du commentaire. Evidemment, le coloriage en Bleu correspond au niveau littéral et le coloriage en Rouge correspond à l’un ou l’autre des trois autres. 

Ce qui fait que lorsqu’on parle dans la Bible, de « Jérusalem », si on reste au niveau factuel ;  on peut dire aussi, historique ; on se réfère essentiellement à « la cité des hébreux ». Facile, simple et concis. Augustin de Dacie, un religieux danois du XIIIème siècle, avait une formule pour ça : 

Littera gesta docet, la lettre enseigne les faits

Le niveau et le modèle d’écriture allusif

Mais, « Jérusalem », ce n’est pas que la « cité des hébreux ». Si on se place au niveau allusif ;  on dit aussi allégorique ;  Jérusalem, c’est aussi une autre façon de parler de « l’Eglise du Christ ». On rentre là dans un des aspects du coloriage en Rouge de Michel Onfray.

De ce point de vue, on n’est pas loin de l’usage d’expressions comme « Paris a déclaré » ou « Pour Washington » quand un journaliste veut rapporter une déclaration faite par le gouvernement français ou décrire ce qu’il pense être la position du gouvernement américain. 

Dans chacun de ces cas, on n’est plus dans le registre factuel, mais dans celui d’une interprétation particulière, allégorique, sur le mode majeur, celui de l’Eglise du Christ, rhétorique, sur le mode mineur, celui du compte-rendu journalistique. Dans ce dernier cas, on parlera plutôt de synecdoque qui est une forme particulière d’allégorie. 

Le niveau et le modèle d’écriture homilétique

Pour les théologiens, l’homilétique c’est : 

La partie de la théologie pastorale qui traite de la prédication ordinaire et permanente du pasteur aux fidèles.

Certes, mais il est plus facile d’en revenir à Augustin de Dacie pour lequel on est là au chapitre de la morale. 

moralis quid agas, la morale, ce que tu dois faire, précise-t-il.

Et si on va plus loin, le niveau homilétique de la Bible, c’est celui où s’exercent les vertus théologales telles que la foi, l’espérance et la charité. On peut également y ajouter les vertus cardinales telles que la prudence, la tempérance, la force et la justice.

En résumé, le niveau homilétique est celui de la conduite à tenir. On peut le définir comme une sorte de vadémécum qui permet d’encadrer les mouvements de l’âme humaine suscités par les circonstances.

Le niveau et le modèle d’écriture mystique

Avec le niveau mystique, on entre dans une autre dimension. Il s’agit de chercher à voir au-delà des apparences, et donc de la lettre. On peut donner au mot « mystique » la définition suivante : 

Ce qui est relatif au mystère, à une croyance surnaturelle, sans support rationnel.

Cette approche peut être dite aussi anagogique. Pour la mettre en œuvre, les exégètes ont recours, par exemple, aux outils de la symbolique ou de la kabbale. Leur objectif est d’aider le pratiquant de ce type de lecture à atteindre un état de conscience supérieur. 

Quo tendas anagogia, l’anagogie, ce que tu dois viser, a dit Augustin de Dacie.

En quoi les quatre sens de lecture peuvent-ils faciliter le travail d’écriture ? 

Style littéral du romancier Jean Rolin et son modèle d’écriture

C’est, au fond, la question primordiale. Du choix fait par l’auteur dépend, en effet, le contenu et le style de ce qu’il écrit. Prenons, par exemple, le roman de Jean Rolin, intitulé « Les évènements ». Il a été publié en 2015 par les éditions P.O.L. Jean Rolin, né en 1944, a écrit près d’une trentaine d’ouvrages et est un habitué des prix littéraires. 

"Les évènements" de Jean Rolin
« Les évènements » de Jean Rolin

Dans « Les Evènements », la France est dans une situation qui ressemble beaucoup à celle de pays aux prises avec des conflits ethniques ou confessionnels et dans lesquels une force d’interposition internationale essaie de mettre un peu d’ordre. Ici, elle s’appelle la FINUF, pour Force Internationale des Nations Unies pour la France. 

Ce qui est intéressant dans cet ouvrage, du point de vue des quatre sens de lecture, c’est que près de 90 % de l’écriture est en mode littéral. Le reste étant essentiellement en mode homilétique. Ce qui donne naturellement une tonalité particulière au roman.

Tonalité du modèle d’écriture littéral de Jean Rolin

Elle est donnée à la fois par le narrateur qui s’exprime à la première personne et par l’auteur lui-même parlant du narrateur. Par ailleurs, l’intrigue est très simple puisqu’elle se réduit à la description méticuleuse par le narrateur de son trajet du nord au sud du pays pour essayer de retrouver un hypothétique fils et des rencontres hasardeuses qu’il y fait.  On peut en avoir une bonne idée avec l’extrait suivant : 

Dans ce village, nombreux sont les habitants regroupés autour du petit bâtiment abritant le magasin 8 à Huit et un bureau de poste, dans l’attente de l’aide humanitaire acheminée par un convoi de véhicules à quatre roues motrices. « Quelle est la situation dans les autres villages que vous avez traversés ? s’enquièrent les habitants auprès du narrateur. « La force de Nations Unies s’est-elle déployée pour mettre fin aux évictions violentes ?  » Mais tout ce que le narrateur peut leur dire, quelle que soit la sympathie que leur anxiété lui inspire, c’est qu’il n’a pas rencontré quiconque lors de son bref séjour à La Bastide, et cette information n’est pas de nature à les rassurer. C’est aussi au Bleymard, sur un forsythia en fleur, que le narrateur aperçoit son premier papillon de la saison. 

A noter que cette tonalité n’est pas sans rappeler celle de « L’Etranger » d’Albert Camus, dont on connait le célèbre incipit :

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. 

D’autres modèles d’écriture avec un style beaucoup moins littéral 

Comme on le voit au travers de ces exemples, le mode littéral n’est pas exempt d’une certaine sécheresse, d’où l’intérêt, suivant son tempérament en tant qu’auteur, de se souvenir qu’il existe d’autres niveaux de lecture possibles.

Citons, par exemple, les deux titres emblématiques de Marguerite Yourcenar, « Les mémoires d’Hadrien » et « L’œuvre au noir« . Le premier se présente comme une longue lettre d’un vieil empereur adressée à son petit-fils adoptif et est une bonne illustration du stoïcisme en action. Le point de vue moral y est donc très fort.

Quant au deuxième, il fait inévitablement référence à l’Alchimie dont l’œuvre au noir constitue la première des trois phases nécessaires à l’accomplissement du Grand Œuvre. D’évidence, l’auteur accompagne son lecteur pour lui faire faire un bout de chemin dans le domaine insondable et ésotérique des mystères de l’univers.

En plus poétique et plus sentimental, citons, enfin, « L’homme à cheval » de Pierre Drieu La Rochelle qui fait une très large place aux dialogues comme on peut s’en rendre compte dans l’extrait central ci-après : 

Elle me regarda avec une insistance furieuse. – Tout ce que je te dis ne sert à rien ; et tu n’es pas digne de ma confidence, si tu ne crois pas ceci : je n’avais jamais pensé une seconde à la Conchita depuis que tu avais amené Jaime chez moi, la première fois… Jaime me semblait bien au-dessus de cela. J’approuvais gravement.  

 

Le modèle d’écriture en résumé 

La pratique de la lectio divina et des quatre sens des textes bibliques est profondément ancrée dans les siècles. Elle a donné lieu à l’écriture d’innombrables commentaires par des exégètes dont certains, comme Rachi de Troyes, n’ont jamais été surpassé. 

Cette façon de faire est naturellement inspirante pour tout auteur. Comme le montrent quelques exemples tirés de la littérature contemporaine, suivant l’accent mis sur tel ou tel mode de lecture, et donc de modèle d’écriture, la tonalité d’une œuvre peut être totalement différente. 

"Le ton de la phrase est l'unique aveu que nous sommes incapables de faire mentir." Nicolas Davila
« Le ton de la phrase est l’unique aveu que nous sommes incapables de faire mentir. » Nicolas Davila

Et s’il en était besoin, on peut aussi toujours penser à cet aphorisme de Nicolas Davila :

Le ton de la phrase est l’unique aveu que nous sommes incapables de faire mentir.

1 comment

  1. Bonjour,
    Très intéressant cet article. Ça m’a permis de comprendre mon niveau de lecture de la Bible. Je suis en train de la lire en latin. Ma curiosité releve d’une lecture tout à fait littéral. L’aspect répétitif du style biblique me permet d’assimiler mieux le latin que la lecture de la prose.

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