Chaque année à l’automne, c’est la distribution des prix. Celle des prix littéraires, s’entend.

Et surtout, celle très attendue des classiques « Big Five« . La question qu’on ne peut manquer de se poser, c’est de savoir si parmi les cinq lauréats se trouvent le prochain Chateaubriand ou le prochain Balzac.

Entre autres, bien évidemment. On est tenté de dire que c’est impossible.

Comment faire mieux, en effet, que tous les mastodontes littéraires qui ont bâti notre histoire littéraire à coup de chefs d’œuvre, aujourd’hui classiques. Comment, lecteur ou auteur, ne pas être définitivement impressionné par tout ce qu’ils ont écrit avec tant de génie.

Mais, fort heureusement, à regarder de près les cinq lauréats de l’année, on se dit que, peut-être, l’œuvre de l’un d’entre eux peut mériter de figurer à leur tour sur une liste de futurs classiques.

 

Une façon d’aimer, de Dominique Barbéris ( née en 1958), Grand Prix du roman de l’Académie française 

Le dernier roman de Dominique Barbéris a été récompensé par le Grand prix du roman de l’Académie française. Il s’agit de son 11ème, très exactement. L’année précédente, le jury du Grand prix avait distingué  Giuliano da Empoli, pour son roman « Le mage du Kremlin« . Deux profils complètement différents, deux destinées littéraires forcément différentes. 

Pour ce qui est de Dominique Barbéris, née à Douala, au Cameroun, nantaise, puis parisienne d’adoption, rien de vraiment politique et de circonstanciel dans son œuvre.  A la différence de son prédécesseur. En effet, Dominique Barbéris est avant tout une styliste de la langue française et un très bon peintre d’atmosphère

« Une façon d’aimer » poursuit le virage pris avec son 9ème roman « L’année de l’éducation sentimentale« . Ce dernier est paru, en 2018 dans la collection blanche, une référence, chez Gallimard.  Il obtient, la même année, le prix Jean Freustié. On y trouve une juste description des ressentis de chacun face aux grands et petits évènements de la vie.

 

Citation de Pierre Bourguignioux
Citation de Pierre Bourguignioux

 

Appartenance à un courant littéraire de classiques en gestation

De ce point de vue, elle s’inscrit bien dans la même veine que cet autre auteur contemporain qu’est Pierre Bourguignioux. Lequel se plait à rappeler, au fil de ses romans, récits et essais, pour ceux qui douteraient encore de son utilité, que :

La littérature nous invite à cette meilleure connaissance de soi qui permet de penser librement.

Pas si mal comme résultat ! Ou encore, comme Pierre Michon, tous auteurs repérés par le grand critique littéraire qu’a été Jean-Pierre Richard (1922-2019). Lequel a toujours considéré qu’une œuvre se devait d’être poétique, d’une manière ou d’une autre. 

En tout cas, dans « une façon d’aimer », une histoire d’amour, comme on peut l’imaginer, l’auteur enrichit sa palette en s’inspirant d’éléments autobiographiques et en situant son roman dans un lieu rêvé et un moment particulier de l’histoire de France. Celui de l’Afrique sur la voie de la décolonisation, au milieu des années 50.

A noter que cette période fait actuellement l’objet d’une multitude de publications, dont la plus emblématique est la trilogie de Franz Olivier Giesbert, « Histoire intime de la Vème République« . Sa maison d’édition la propose dans un élégant coffret, parfait pour les fêtes ou les anniversaires.

Enfin, « last but not the least », Dominique Barbéris est une spécialiste reconnue de l’écriture et cela depuis de nombreuses années. Agrégée de lettres modernes, après avoir fait Normale sup, elle anime notamment des ateliers d’écriture romanesque en Sorbonne et à Sciences Po. Par ailleurs, parallèlement à l’écriture de ses romans, elle a publié de nombreuses études sur des écrivains dans le cadre d’articles, de préfaces ou d’essais

Dans le même ordre d’idée, n’oublions pas qu’une de ses devancières, Germaine de Staël,  qui figure aujourd’hui en bonne place parmi les classiques de la littérature française, a acquis une large part de sa notoriété grâce à son ouvrage  intitulé « De la littérature »

 

Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea (né en 1971), Prix Goncourt

 Jean-Baptiste Andrea - Prix Goncourt 2023
Représentation de Jean-Baptiste Andrea – Prix Goncourt 2023

Jean-Baptiste Andrea est un auteur comblé. En 6 ans et seulement 4 romans, le tout juste quinquagénaire a raflé pas moins de 22 prix, dont le prestigieux prix Goncourt. Une haute performance ! Comme on l’aime en entreprise !

Alors, qu’est-ce qui peut expliquer un parcours aussi météoritique ? Peut-on y voir un tremplin vers une place de choix sur une liste de classiques ? Ou une porte ouverte vers celle des futurs « oubliés » ?

 

Les atouts classiques de Jean-Baptiste Andrea

Comme il se plait à le rappeler, ses débuts d’auteur romanesque n’ont pas été simples. Avant que son premier manuscrit, « Ma reine« , une histoire d’amour, soit accepté par la maison d’édition L’iconoclaste, il a été refusé par 14 autres éditeurs. Premier atout, donc, la persévérance.

Ajoutons-y, peut-être aussi, le charme, en tout cas, pour les ouvrages suivants, car il semble que le courant soit bien passé entre lui et l’éditrice, Sophie de Sivry. De même, la formation initiale de Jean-Baptiste Andrea a-t-elle également joué. L’auteur est, en effet, titulaire d’un master en communication de Sciences po et a fait ses classes sur les bancs de l’ESCP, la grande école de commerce parisienne.

Est-ce tout ? Non. Car, avant de s’illustrer dans l’écriture romanesque, Jean-Baptiste Andrea a fait ses premières armes dans l’écriture et la réalisation de plusieurs films. On lui doit, notamment, Dead End, qui a obtenu un certain succès. 

Enfin, on retrouve dans ses romans, les quatre ingrédients indispensables pour qu’ils deviennent des succès.  En tout cas, tels que les voit un auteur de bestseller comme Guillaume Musso. A savoir, du suspens, un amour contrarié, une dose de surnaturel et un côté initiatique

 

Veiller sur elle, en bref

Arrivé à la fin de sa vie, un sculpteur célèbre se remémore ses évènements marquants. L’histoire se déroule dans l’Italie mussolinienne et dans un monastère où le sculpteur, Mimo, vit reclus. Il veille sur quelque chose, mais pas sur l’amour de sa vie, la belle Viola Orsini, inaccessible. Lui, est malheureusement atteint de nanisme et d’origine modeste, mais il s’en sort brillamment. Elle, appartient à une très grande famille dont les membres fraient avec le pouvoir dominant du moment, mais pas Viola.

Bon, on a là deux des quatre ingrédients qui font un bestseller, l’amour contrarié, le côté initiatique, reste les deux autres : le suspens et la dose de surnaturel. Eh bien voilà, Mimo doit veiller sur son chef d’œuvre, une sculpture, tellement envoutante, que le Vatican s’est senti obligé d’intervenir pour qu’elle demeure cachée…

Pour l’éditeur :

Un roman plein de fougue et d’éclats, habité par la grâce et la beauté.

Sur une thématique proche, on peut néanmoins préférer « Le jardin des Finzi-Contini« , de Giorgio Bassani (1916-2000), un vrai et authentique chef d’œuvre classique pour le coup, publié pour la première fois en 1962.  Que peut-on ajouter d’autre ? Rien. Si. Contrairement aux 3 précédents opus, « Veiller sur elle  » dépasse largement les 500 pages, les autres tournent autour de 200 à 300.   Quo non ascendet ?

Arès tout, bien des auteurs aujourd’hui classiques ont commencé leur carrière littéraire comme ça.

 

Les insolents, de Ann Scott (née en 1965), Prix Renaudot

Représentation de Ann Scott (née en 1965), Prix Renaudot - CoolLibri.com
Représentation de Ann Scott (née en 1965), Prix Renaudot – CoolLibri.com

Intéressant ce 10ème roman d’Ann Scott. Il marque une vraie rupture avec ses romans précédents. Normal, il raconte l’histoire d’Alex qui n’est autre que le double de fiction de la narratrice. Et il raconte quoi ce roman ?  Il raconte une rupture totale, celle d’avec la vie d’avant.

On passe ainsi d’une existence citadine menée à 100 à l’heure dans les milieux de l’underground à une existence solitaire dans une bicoque sans caractère au bord de la mer en Bretagne. On ne saurait faire mieux en matière de dépaysement et de changement de style de vie. 

Mais, on a aussi envie de dire : tout ça pour ça !

Rembobinons le film.  Encore « gamine », Ann, fille d’une photographe russe et d’un galeriste parisien spécialisé dans l’art contemporain, file à Londres, la capitale « punk » dans les années 90. Elle s’y amuse bien et découvre le monde « interlope ». Elle est batteuse dans des groupes rock,  avant de faire du mannequinat et de poser pour des couvertures de magazines de mode. Il est vrai que son physique androgyne, généreusement tatoué, plait bien. Elle en profite aussi pour multiplier les aventures avec les deux sexes. 

 

Débuts littéraires classiques d’Ann Scott

Puis, à la fin des années 90, elle se met à écrire. Elle a trouvé sa vocation, un peu poussée par sa copine Virginie Despentes, et publie son premier roman « Asphyxie » qu’elle signe sous un pseudo emprunté à Francis Scott Fitzgerald. Un auteur classique qu’elle admire. On la remarque, mais c’est avec son deuxième roman « Superstars » qu’elle perce en 2000.

On en a fait le roman culte d’une génération. Il raconte l’histoire de sa relation avec une DJ. A bien des égards, et toute chose égale par ailleurs, il fait penser à « Bonjour tristesse« , de Françoise Sagan. Un classique, s’il en est !

Elle est plus âgée que celle-ci quand le succès frappe à sa porte, mais comme elle, ne fait guère mieux avec les 7 romans qui suivent. Même si elle s’efforce d’en changer le mode d’écriture avec un roman graphique paru en 2008 ou la thématique avec ses romans de 2017 et 2020. Bref, en deux mots, le monde dans lequel on vit, du moins le sien, est finalement plutôt désespérant. Reste plus qu’à « ficher le camp ». Ce qu’elle fait avec « Les insolents ».

Autrement dit, après avoir bien tourné en rond « dehors » pendant pas mal d’années, et en avoir rendu compte, l’auteur entame avec son dixième roman,  son look androgyne n’étant plus qu’un souvenir, ce qui s’apparente peut-être à son premier vrai voyage dans le tréfonds d’elle-même. La trajectoire mérite d’être considérée à sa juste valeur.

Si « Superstars » est le roman d’une époque, « Les insolents » en signe, d’une certaine façon, la fin. 

 

Que notre joie demeure, de Kevin Lambert (né en 1992), Prix Médicis du roman francophone

Que notre joie demeure, de Kevin Lambert (né en 1992), Prix Médicis du roman francophone

Ah là là, ces pauvres riches ! Voilà qu’un jeune canadien bardé de diplômes  en lettres vient conter à ses lecteurs l’histoire des heurs et malheurs d’une architecte, super star et super riche, obligée d’abandonner le projet architectural de sa vie à cause d’affreux militants voulant rester dans leur quartier pourri. Le tout à la sauce proustienne

Certes, on y rend bien compte d’une réalité incontournable du monde contemporain. Et qu’on rencontre chez beaucoup d’auteurs classiques. Celle que résume assez bien John A. MacDonald, cité par Kevin Lambert, quand il écrit :

Nous devons protéger les intérêts des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres.

Mais, enfin, il est bien difficile de se sentir proche d’aucun des personnages mis en scène par Kevin Lambert. Et après ?  A-t-on finalement envie d’écrire.

On en vient d’ailleurs à se demander si le sort du bouquin de Kevin Lambert n’aurait pas été différent sans la polémique avec Nicolas Mathieu (Goncourt 2018) lancée par son  recours, rendu public par ses soins,  à des sensitive readers

A noter que Nicolas Mathieu s’est également fait remarquer en volant au secours du bouquin « Bien trop petit » de Manu Causse. Lequel a fait l’objet d’une censure, en juillet 2023, pour avoir été imprudemment proposé par son éditeur Thierry Magnier comme livre pour la jeunesse.

 

Thématique classique de la classe dominante 

Quoi qu’il en soit, si on veut aborder cette thématique de la classe dominante soucieuse de préserver « sa joie », formule répétée comme un mantra dans le livre, autrement dit, de préserver ses privilèges, on peut tout aussi bien lire « le Guépard », le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

Il a été publié pour la première fois en 1958, grâce à Giorgio Bassani et après de multiples refus. Comme souvent pour ce qui devient quelquefois un classique. Proust en est, d’ailleurs, un des meilleurs exemples.

Œuvre unique à un double titre. L’auteur n’a pas écrit d’autre roman et il constitue un indéniable chef d’œuvre, dont l’adaptation au cinéma par Luchino Visconti avec Alain Delon et Claudia Cardinale est rien moins que sublime.

Tout le monde y connaît la célèbre réplique de Tancrède Falconeri à son oncle le prince Salina :

Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change.

Et tant pis pour l’archi, ses pareils, leur hubris et leurs contestataires. Kevin Lambert n’a pas fait mieux. De la à passer chez les classiques, la route est encore longue.

 

Triste tigre, de Neige Sinno (née en 1977), Prix Fémina

Triste tigre, de Neige Sinno (née en 1977), Prix Fémina

Un beau nom pour une triste histoire, celle de l’inceste subi par Neige Sinno, de 7 à 14 ans. Son beau-père, l’auteur du crime, a été condamné à 9 ans de prison, suite à sa plainte et à celle de sa mère. 

Les récits, comme celui délivré par Neige Sinno, ont largement retenu l’attention des maisons d’édition ces dernières années. Citons, notamment, « Le consentement » de Vanessa Springora qui raconte sa relation avec Gabriel Matzneff, dès l’âge de 14 ans, publié par les éditions Grasset en 2020.  Ou encore, « La familia grande » de Camille Kouchner qui raconte l’inceste subi par son frère jumeau, publié par les éditions du Seuil en 2021.

 

Autres récits précurseurs

Le premier a été à l’origine d’une large prise de conscience d’un phénomène souvent occulté et mal pris en charge par l’appareil judiciaire. En tout cas, le public ne s’y est pas trompé. Le livre a été un grand succès pour son éditeur. Il a été traduit en 22 langues et fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Quand à l’auteur des faits, Gabriel Matzneff, il a du troquer, bien malgré lui, son habit d’écrivain icônique pour celui du paria mis au ban de la république des lettres.

Le second a eu un effet similaire. Voire peut-être même plus. Car, ce qu’il raconte concerne une des plus grandes familles de France : les Kouchner, Les Duhamel, les Pisier, dont la parole a longtemps circulé avec la plus grande facilité sur tous les médias. Effet similaire, mais onde de choc institutionnelle de plus grande ampleur.

 

Evolution législative et institutionnelle

Une loi votée en avril 2021 rend, ainsi, la nécessité de faire la preuve d’une absence de consentement inutile au-dessous de 18 ans. Par ailleurs, une Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, la CIIVISE, a été instituée en janvier de la même année. Son président est Edouard Durand, juge des enfants, et sa directrice générale est Nathalie Mathieu.

Selon cette dernière, on peut chiffrer le nombre d’enfants victimes d’inceste et de violences sexuelles à près de 160 000 par an. C’est énorme !

C’est dans ce contexte qu’il faut situer le récit de Neige Sinno. Car il s’agit là d’un récit qui se déroule dans le cadre d’une famille ordinaire. Comme on peut s’y attendre, le style est très distancié, profondément classique et vise principalement à permettre à son auteur d’exorciser le mal qui lui a été fait.

 

L’œuvre classique de Neige Sinno

A noter que le prix Fémina est le premier prix d’importance attribué à un tel récit. Outre ses qualités littéraires qui en font plus qu’un témoignage, il s’inscrit dans une démarche littéraire qui comprend un roman « Le Camion » et un recueil de nouvelles « La vie des rats ».

 

Ce qu’il faut en retenir sur les possibles auteurs classiques de demain

L’attribution d’un prix, si prestigieux soit-il, n’est pas le signe que le lauréat va entrer en grande pompe dans le panthéon des futurs classiques. Il n’est que celui d’une certaine qualité littéraire et d’une certaine concordance avec l’air du temps. 

De ce fait, il y a de fortes chances pour que tous ces récits primés finissent, dans un futur plus ou moins proche, dans la semi obscurité d’une « liste des oubliés » qu’on aura toujours plaisir à redécouvrir à un moment ou à un autre. 

Car, au fond, ce qui fait un classique, c’est un « son » à nul autre pareil de l’écrivain « classique »,  une vision, ou une préscience, presque surnaturelle du temps dont il rend compte et, enfin, une connaissance de l’âme humaine et de ses tréfonds que bien peu d’auteurs possèdent vraiment. Et souvent, ironie de l’affaire, on ne s’en aperçoit qu’après la mort du dit écrivain.

On comprend alors, sans peine, qu’il soit difficile de trouver chaque année un auteur réunissant l’ensemble de ces qualités et de l’en récompenser par un prix. Mais, heureusement, on peut être un très bon auteur sans tout cela. 

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