Les journaux intimes sont-ils inclassables ? Longtemps, on a considéré qu’ils appartenaient à un genre mineur. Mais, les choses ont bien changé. Et Michèle Leleu y  est sans doute pour beaucoup. C’est à elle que l’on doit le mot « diariste » utilisé pour qualifier l’auteur d’un journal intime. Le mot vient de l’anglais Diary, mais  aussi du vieux français Diaire. Ce ne serait donc, au fond, qu’une sorte de retour aux sources. Ce dont le langage est souvent coutumier.

Aujourd’hui, le journal intime un genre littéraire à part entière. De sorte que quand on en écrit un, il est intéressant de savoir dans quelle catégorie de journal intime on se situe. On a décrit certaines de ces catégories dans un article précédent. Il s’agit ici d’en examiner une plus particulièrement. Celle que Michèle Leleu a développé et qui est fondée sur la typologie des caractères mise au point par René Le Senne. Elle diffère de toutes les autres car en aidant l’auteur à se situer, elle l’aide aussi à mieux ajuster ses ambitions à ses valeurs. Et donc à mieux vivre. Soi-même, mais aussi les autres, les lecteurs.

 

Les caractères selon René Le Senne

Eléments de biographie de René Le Senne

René Le Senne est né en 1882 et mort en 1954. C’est donc un homme qui est contemporain des deux conflits majeurs du XXème siècle. Agrégé de philosophie, il a été  professeur à la Sorbonne. Comme philosophe, il a orienté sa réflexion sur la manière dont les valeurs déterminent les attitudes et les comportements. On peut, notamment, distinguer ces dernières selon qu’elles sont politiques, sociales, morales, esthétiques ou religieuses. 

Précisons qu’au moment où il écrit, René Le Senne baigne dans un climat intellectuel qui tend à privilégier les facteurs collectifs et immanents sur les facteurs individuels et conjoncturels. Autrement dit, si je suis ce que je suis, c’est à cause de mon environnement, et non pas à cause de mes choix individuels. Car ces derniers dépendent entièrement de cet environnement.

 

Eléments de biographie de René Le Senne
Eléments de biographie de René Le Senne

 

Auteur du livre « La destinée personnelle« , publié en 1951, peu de temps avant sa mort, René Le Senne s’y est efforcé d’établir et de décrire le lien qui peut exister entre le caractère d’un individu et sa destinée. Mais avant cela, il s’est d’abord intéressé aux différentes composantes d’un caractère, dont il a formalisé la théorie dans un livre magistral, intitulé « Traité de caractérologie« , publié en 1945.

Pour lui, en effet, ce sont ces composantes qui influent sur le choix des valeurs et donc, par « ricochet », sur celui des attitudes et des comportements. Mais, c’est grâce à la connaissance qu’on peut avoir de ces composantes qu’on peut agir sur celles-ci. Ce qui permet d’en compenser, éventuellement, les effets qui peuvent paraître négatifs.

Et donc de mieux ajuster ses valeurs et son action. L’idée étant que ce n’est pas parce qu’on est peu apte, par exemple, au courage, du fait de son caractère, qu’on ne peut pas être apte à la bienveillance, autre valeur, tout aussi valable, du fait de ce même caractère. Par suite, mieux vaut s’engager dans la voie où caractère et valeur sont le plus en phase. 

Encore ne faut-il pas se tromper sur soi.  Et c’est là que le classement des journaux intimes réalisé par Michèle Leleu peut se révéler bien utile.

Les types de caractère selon René Le Senne

Après avoir lu et analysé un grand nombre de biographies, de journaux intimes, aussi, et s’être inspiré des études faites à ce sujet par les chercheurs de l’université de Groningue, Heymans et Wiersma, René Le Senne a identifié 8 types de caractères selon 3 grands paramètres : l’émotivité, l’activité et le retentissement des représentations. On comprend facilement les deux premiers. Le dernier peut sembler un peu plus difficile à appréhender.

Il s’agit, en fait, de prendre en compte tout simplement, la capacité qu’on a  de se retenir, plus ou moins, quand on est confronté à une situation perturbatrice.  Certains réagissent immédiatement, d’autres avec un temps de retard. Ce qui donne les types suivants, quand on les combine : 

Pour les premiers : 

  • E nA P pour Emotif-non Actif-Primaire, i-e nerveux, avec comme exemple, Baudelaire.
  • E nA  S pour Emotif – non Actif – Secondaire, i-e sentimental, avec comme exemple, Rousseau.

Pour les suivants : 

  • E A P pour Emotif-Actif- Primaire, i-e colérique, avec pour exemple, Victor Hugo
  • E A S pour Emotif-Actif-Secondaire, i-e passionné, avec comme exemple, Napoléon.
  • nE A P pour non Emotif-Actif-Primaire, i-e sanguin, avec comme exemple, Talleyrand.
  • nE A S pour non Emotif-Actif-Secondaire, i-e flegmatique, avec pour exemple, Joffre

Pour les derniers :

  • nE nA P pour non Emotif-non Actif-Primaire, i-e amorphe, avec comme exemple, La Fontaine.
  • nE nA S, pour non Emotif-non Actif-Secondaire, i-e apathique, avec comme exemple, Louis XVI.

 

Les types de caractère selon René Le Senne
Les types de caractère selon René Le Senne

 

Comme toute typologie, la typologie de René Le Senne est réductrice, mais elle rappelle, fort justement, d’une part, qu’il y a des caractères qui se répètent et d’autre part, qu’ils peuvent être qualifiés. Ces types de caractère ont une incidence sur le type de destinée personnelle et par suite, pour un écrivain, sur son genre et sur son style d’écriture. Ce qui revient à dire que mieux on se connait, mieux on écrit, et que dans ce processus de connaissance de soi, les journaux intimes jouent un rôle essentiel.

Michèle Leleu, auteur du livre « journaux intimes » et du mot « diariste »

Biographie succincte de Michèle Leleu

Michèle Leleu (1920 – 1975) est la fille de Maurice Leleu (1890-1960) qui a joué un grand rôle au sein de l’industrie de la céramique dans les années 50. Très vite elle se tourne vers l’enseignement, après avoir suivi celui de Robert Garric, fondateur des équipes sociales. Comme d’ailleurs Simone de Beauvoir qui a été sa condisciple. 

 

Michèle Leleu, auteur du livre "journaux intimes" et du mot "diariste"
Michèle Leleu, auteur du livre « journaux intimes » et du mot « diariste »

 

Elève de René Le Senne, pendant ses études universitaires, elle sera une des toutes premières caractérologues formées à sa pratique. Elle en appliquera les principes pour analyser les journaux intimes, dans un livre intitulé « Les journaux intimes« , qu’elle publiera en 1952, et forgera à cette occasion le mot de diariste pour qualifier leurs auteurs. 

Michèle Leleu poursuivra ses travaux de recherche dans la même veine et en utilisera les résultats dans une lecture critique de l’œuvre de Charles Du Bos (1882-1939), principalement de son journal, qui va de 1908 à 1939 en 10 volumes.

Elle rassemblera ses conclusions dans un livre intitulé « Charles Du Bos : approximation et certitude« , publié à titre posthume en 1976, et surtout dans un article publié, en 1965  dans les Cahiers de l’Association internationale des études  françaises, intitulé « Une météorologie intime : le journal de Charles Du Bos« .

 

Appréciation de René Le Senne concernant la caractérologie appliquée aux journaux intimes 

La meilleure appréciation des travaux menés par Michèle Leleu est encore celle qu’en donne René Le Senne lui-même dans l’avant-propos qu’il rédige pour introduire les travaux de sa disciple :

Ainsi, suivant la perspective de Mlle Leleu, écrit-il, la caractérologie reçoit sa plus haute signification, qui est de servir la destination de tout homme en lui donnant, par la connaissance concrète de lui-même, les moyens de tourner au mieux les conditions foncières de développement et d’action que ses hérédités ont rassemblées dans son caractère. 

Tout est dit dans ces quelques lignes. La caractérologie est bien un instrument à la disposition de chacun, au service de sa destinée personnelle. Elle permet, notamment, grâce à une meilleure connaissance de soi, de tirer profit de son caractère tel qu’il est, en se positionnant là où il peut être le mieux exploité. 

Ce n’est pas si mal. Et on comprend mieux le rôle que peut jouer un journal intime, soumis à l’éclairage de la caractérologie, dans le choix de ce positionnement. Et celui joué, désormais, par l’autoédition, dans ce domaine. En effet, cette dernière, en valorisant le journal intime, lui accorde toute la place qu’il mérite dans la réalisation de sa destinée personnelle.

 

Critiques de la classification Le Senne

Evidemment, les critiques de la classification de René Le Senne n’ont pas manqué. Trop de ceci, pas assez de cela. Dire que Louis XVI, catalogué nE nA S, est un « apathique », c’est vite dit et ça ressemble trop à l’image que l’on peut s’en faire. En général, à la suite de ce qu’en ont dit ses détracteurs. De sorte que pour reprendre, en gros, l’une d’entre elles : 

La caractérologie présente un intérêt plus littéraire ou spéculatif que scientifique. La psychologie académique n’en tient pas compte aujourd’hui, mais elle a eu sa place au XXe siècle avec des tentatives de systématisation.

Bref, de ce point de vue, on n’est pas loin de l’astrologie. Le problème, c’est que les mêmes critiques n’ont pas grand’chose d’autre à proposer. C’est bien de « déconstruire », mais ce qu’on met à la place est-il plus opérationnel ? Pas sûr.

Et c’est là qu’on en revient à la classification de René Le Senne. D’autant que des améliorations lui ont été apportée comme celles, par exemple, de Gaston Berger (1896-1960). Grand universitaire, haut fonctionnaire, directeur de l’enseignement supérieur, fondateur de la prospective, dont il a inventé le nom, il y a ajouté, en effet, sans entrer dans les détails, les 3 paramètres suivant :

  • La largeur du champ de conscience.
  • La polarité. 
  • Les 4 tendances. 

Cela dit, outre le fait que la classification de René Le Senne est toujours partagée par beaucoup d’esprits brillants, elle est surtout d’un usage relativement facile pour tout un chacun. Telle qu’elle est, avec ou sans améliorations. Jusqu’à ce jour, on a donc trouvé, peut-être, plus juste, mais pas forcément plus opérationnel.

 

Critiques de la classification Le Senne
Critiques de la classification Le Senne

 

Par suite, si on veut en savoir plus, on peut consulter, entre autres, le « Traité pratique d’analyse du caractère« , écrit par Gaston Berger en 1950, publié par les éditions PUF, et réédité par les mêmes éditions en 2010. 

 

A quoi sert la caractérologie pour écrire un livre ? 

On vient de le voir, la caractérologie est quasiment au cœur de l’écriture de tout journal intime. Le savoir permet de donner une dimension supplémentaire à tout travail de diariste. 

Mais, l’intérêt pour un auteur d’en maîtriser les notions ne s’arrête pas là. D’évidence, ces notions aident à mieux construire, ou à mieux typer, les personnages d’une histoire

Est-ce tout ? Eh bien, non ! Ces notions sont encore là pour aider à mieux construire une intrigue pour qu’elle corresponde aux attentes du public que l’on vise. Et encore là, quand il s’agit pour l’auteur de se « dérôler » en tant qu’auteur et d’enfiler son costume de promoteur et de propagandiste. 

Bref, la caractérologie, à la mode Le Senne, n’est pas prête de disparaitre.

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